Exposition Le Paris de la modernité : « Dans les situations extrêmes, la force vitale de l’art resurgit ». Entretien avec la commissaire

, Exposition Le Paris de la modernité : « Dans les situations extrêmes, la force vitale de l’art resurgit ». Entretien avec la commissaire

Après « Paris Romantique (1815-1858) » en 2019 et « Paris 1900, la Ville spectacle » en 2014, le Petit Palais termine sa saga avec « Le Paris de la modernité (1905-1925) ». Capitale du monde en ce début de XXe siècle, la rétrospective propose près de 400 œuvres, de Robert Delaunay à Pablo Picasso en passant par Tamara de Lempicka et les tenues de Paul Poiret, propulsant les visiteurs dans le Paris de la Belle Époque jusqu’aux Années Folles. La commissaire de l’exposition Juliette Singer revient sur cette période riche d’effervescence artistique et sur les fils conducteurs de l’exposition.

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« Le Paris de la modernité » clôt une trilogie d’expositions initiée par le Petit Palais. Après « Paris 1900 » et « Paris romantique », comment avez-vous appréhendé ce dernier volet consacré aux années 1905-1925?

Dès son arrivée dans la capitale au début des années 1910, Marc Chagall utilise le terme de « lumière liberté » pour qualifier Paris. L’idée était de proposer une grande promenade dans le Paris de cette époque en abordant tous les domaines : peinture, sculpture, arts décoratifs, mode, théâtre, danse, littérature, musique, photographie, cinéma… Conçue de façon chrono-thématique, l’exposition se déroule en trois mouvements – avant, pendant et après la Première Guerre mondiale – et onze chapitres, de la « cage aux fauves » du Salon d’automne de 1905 à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925. À ma connaissance, il n’y avait jamais eu d’exposition de cette amplitude, sur vingt ans.

Vue in situ de l'exposition « Le Paris de la modernité » au Petit Palais à Paris © Gautier Deblonde / Paris Musées / Petit Palais

Vue in situ de l’exposition « Le Paris de la modernité » au Petit Palais à Paris © Gautier Deblonde / Paris Musées / Petit Palais

Lorsqu’on traite cette période, on se concentre souvent sur la Belle Époque ou les Années folles. Il fallait trouver des fils conducteurs. Il peut s’agir de lieux – comme le quartier du Petit et du Grand Palais, le théâtre des Champs-Élysées, important avant la guerre avec les Ballets russes et après avec les Ballets suédois et la Revue nègre – ou de personnages – comme Pablo Picasso que l’on croise d’abord au Bateau-Lavoir puis dans son appartement chic de la rue La Boétie, qui témoigne de son changement de statut social, ou encore le couturier Paul Poiret, dont la carrière traverse toute la période étudiée dans l’exposition.

Ce Paris des années 1905-1925 est très cosmopolite. Dans quelle mesure ce brassage de nationalités et de cultures est-il vecteur de modernité?

Dans les cités d’artistes que sont le Bateau-Lavoir à Montmartre et La Ruche à Montparnasse, il y a beaucoup de solidarité entre les communautés, une grande mixité sociale. Les cafés, les cabarets, les restaurants sont des lieux d’échange et d’émulation. La Ruche accueille des artistes dans la misère. Située à proximité des abattoirs de Vaugirard, la cité est insalubre mais les étrangers y trouvent un lieu de travail et de collectivité.

Tamara de Lempicka, Saint-Moritz, 1929, huile sur bois, 35 x 27 x 0,5 cm, Musée des Beaux-Arts d’Orléans / Photo : François Lauginie © ADAGP, Paris 2023 ©Tamara Art Heritage

Tamara de Lempicka, Saint-Moritz, 1929, huile sur bois, 35 x 27 x 0,5 cm, Musée des Beaux-Arts d’Orléans / Photo : François Lauginie © ADAGP, Paris 2023 ©Tamara Art Heritage

Il y a un théâtre, une salle avec un modèle pour que tous les artistes puissent travailler ensemble. Tout cela crée une énergie. Sans en faire un tableau idyllique, Paris est une ville ouverte, y compris pendant la guerre. La ségrégation n’existe pas comme aux États-Unis. Quand Joséphine Baker s’y installe en 1925, elle est émerveillée de voir qu’un serveur blanc accepte de la servir à la terrasse d’un café sur les Champs-Élysées. Des artistes pauvres peuvent entrer en contact avec des mécènes. C’est le cas du peintre russe Chaïm Soutine. Dans les années 1920, le docteur Albert Barnes va lui acheter des tableaux et le faire vivre. La capitale accueille les étrangers, mais aussi les provinciaux, telle Kiki de Montparnasse, arrivée de Bourgogne.

Qu’est-ce qui fait que la capitale conserve son dynamisme pendant la Première Guerre mondiale?

Il y a un sursaut dans les situations extrêmes, un besoin d’échapper au désespoir, à l’horreur, à la mort. La force vitale de l’art resurgit d’autant plus vivement. À Paris, la plupart des hommes sont mobilisés, mais certains, blessés, reviennent du front. Ainsi de Blaise Cendrars, Guillaume Apollinaire, Georges Braque. Amedeo Modigliani voulait s’engager mais il est retoqué pour des raisons de santé. Qu’ils l’aient choisi ou non, nombre d’artistes sont présents. Il y a un esprit d’entraide, de débrouille au milieu d’un Paris bombardé.

Vue in situ de l'exposition « Le Paris de la modernité » au Petit Palais à Paris © Gautier Deblonde / Paris Musées / Petit Palais

Vue de l’exposition « Le Paris de la modernité » au Petit Palais à Paris © Gautier Deblonde / Paris Musées / Petit Palais

D’autre part, le public cherche à s’évader. Un temps fermés, les théâtres rouvrent. L’Opéra de Paris aussi. Le cinéma se développe. On y va pour voir les actualités, mais pas seulement. Il devient un art à part entière, un formidable terrain d’expérimentations. À partir de juillet 1915, les soldats ont des permissions et ceux qui habitent trop loin restent à Paris. Le contraste entre la réalité des tranchées et ce parfum de divertissement a pu en choquer certains

Quel rôle jouent les femmes dans ce Paris de la modernité ?

Je me suis rendu compte qu’elles sont partout. Elles vivent au Bateau-Lavoir avec leur mari, leur famille. Certaines sont célibataires, muses ou modèles, telle la très appréciée Fernande Olivier. Cette activité lui a permis de divorcer de son premier époux qui la maltraitait et d’être indépendante financièrement. Elle se met ensuite en couple avec Picasso et devient écrivaine.

Marie Laurencin, La songeuse, 1910-1911, huile sur toile, 91,7 x 73,2 x 2,5 cm, musée national Picasso, Paris. © ADAGP, Paris 2023, Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean © Fondation Foujita

D’autres femmes sont artistes. Marie Vassilieff, venue de Russie, ouvre son académie de peinture. Kiki de Montparnasse mène une vie très libre. Les femmes se maquillent, s’attablent dans les cafés, font la fête. La Parisienne, c’est avant tout une attitude. Par rapport à la province, la capitale offre beaucoup de liberté. Il y a évidemment de la misère, mais aussi de la joie de vivre. Certaines femmes sont très riches, telle Tarsila do Amaral qui débarque à Paris au début des années 1920. Marie Laurencin bénéficie d’une belle renommée. D’autres sont mécènes, à l’instar de Gertrude Stein. Enfin, la mode compte de fortes personnalités, dont Madeleine Vionnet ou Jeanne Lanvin, qui est une vraie cheffe d’entreprise.

Quels sont les principaux lieux d’effervescence?

Les ateliers d’artistes sont plutôt en périphérie, à Montmartre et à Montparnasse. Les lieux de monstration occupent le cœur de la ville, notamment le quartier du Petit et du Grand Palais. On a tendance à penser qu’à cette époque les Salons étaient passés de mode, mais le public vient de partout pour y découvrir les nouvelles tendances, dans le monde de l’art comme dans celui de l’industrie, avec entre autres le Salon de l’aéronautique. Pour les peintres, les Salons d’automne ou des indépendants demeurent des événements importants.

Vue in situ de l'exposition « Le Paris de la modernité » au Petit Palais à Paris © Gautier Deblonde / Paris Musées / Petit Palais

Vue de l’exposition « Le Paris de la modernité » au Petit Palais à Paris © Gautier Deblonde / Paris Musées / Petit Palais

En parallèle, les galeries jouent un rôle grandissant. Chahuté en 1905 lors du fameux épisode de la « cage aux fauves », Henri Matisse refusera ensuite, en tant que membre du jury du Salon d’automne, que les cubistes Braque, Fernand Léger ou Picasso y exposent leurs œuvres. Ils les présenteront chez Daniel Henry Kahnweiler. Plusieurs galeries sont implantées dans le quartier des Champs-Élysées, autour de la rue La Boétie. Des toiles sont exposées dans les cafés. Il y a aussi le Salon d’Antin, où Les Demoiselles d’Avignon de Picasso sont présentées pour la première fois en 1916. Seuls quelques privilégiés avaient pu voir le tableau l’année de sa création, en 1907, dans l’atelier qu’occupait alors l’artiste au Bateau-Lavoir.

Pablo Picasso, Buste de femme ou de marin (étude pour Les Demoiselles d’Avignon), Printemps 1907, huile sur carton, 53,5 x 36,2 cm, musée national Picasso, Paris. © Succession Picasso 2023 - Gestion droits d’auteur. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean

Pablo Picasso, Buste de femme ou de marin (étude pour Les Demoiselles d’Avignon), Printemps 1907, huile sur carton, 53,5 x 36,2 cm, musée national Picasso, Paris. © Succession Picasso 2023 – Gestion droits d’auteur. Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean

La période est celle du fauvisme, du cubisme, des Ballets russes… La modernité serait-elle nécessairement synonyme de scandales ?

Tout ce qui est nouveau étonne et peut choquer. Les artistes subissent ou parfois savourent le scandale dans les années 1910-1920. Arrivé sans le sou au Bateau-Lavoir, Kees van Dongen devient ensuite très mondain, organisant de grandes fêtes costumées dans les années 1920. Provoquer lui permet d’accéder à la reconnaissance. Outre l’aventure des fauves, il y a les nus provocants d’Amedeo Modigliani en 1917 et le Sacre du printemps chorégraphié par le très androgyne Nijinski, présenté au théâtre des Champs-Élysées en 1913. La musique choque, la danse aussi, s’affranchissant de tous les codes. Le spectacle sera surnommé le « Massacre du printemps »…

Vue in situ de l'exposition « Le Paris de la modernité » au Petit Palais à Paris © Gautier Deblonde / Paris Musées / Petit Palais

Vue de l’exposition « Le Paris de la modernité » au Petit Palais à Paris © Gautier Deblonde / Paris Musées / Petit Palais

Dans un autre registre, Roland Dorgelès et deux de ses amis montent en 1910 un canular au Salon des indépendants : ils exposent un tableau signé d’un mystérieux artiste, qui en réalité a été peint par un âne… Il y a dans le Paris de cette époque un humour potache, un esprit frondeur très français. Autre scandale encore, celui provoqué en 1917 par le ballet Parade et la musique d’Erik Satie qui intègre des bruits de machines à écrire. Après la guerre, le monde littéraire est bousculé par La Garçonne de Victor Margueritte, Le Diable au corps de Raymond Radiguet ou encore Corydon d’André Gide, à l’heure où l’homosexualité masculine est moins tolérée que le lesbianisme.

Comment le progrès technique – le développement de l’aviation, de l’automobile, de l’industrie… – va-t-il influer sur l’imaginaire des artistes ?

À cette époque, le Grand Palais accueille le Salon des beaux-arts, mais aussi les Salons du cycle et de l’automobile, de l’aviation… C’est la période des premiers meetings aériens, des premières traversées de la Manche (Louis Blériot dès 1909). Dans l’exposition, nous présentons un avion de 1911, une voiture Peugeot type BP1 dite « Bébé Peugeot », une bicyclette Capitaine Gérard – vélo pliable qui a été utilisé par les chasseurs cyclistes.

Vue in situ de l'exposition « Le Paris de la modernité » au Petit Palais à Paris © Gautier Deblonde / Paris Musées / Petit Palais

Vue de l’exposition « Le Paris de la modernité » au Petit Palais à Paris © Gautier Deblonde / Paris Musées / Petit Palais

Avant la Première Guerre mondiale, montrer et mettre en scène l’innovation est une manière d’affirmer la modernité du pays. Des peintres futuristes à Robert Delaunay, le progrès fascine les artistes. Marcel Duchamp se rend au Salon de l’aéronautique en 1912, en compagnie de Brâncuși et Léger. Il est sensible à la beauté des moteurs, des hélices… De retour chez lui, il pose une roue de bicyclette sur un tabouret dans sa cuisine. Ainsi naît son premier ready-made, même si le terme n’existe pas encore. Dans les années 1920, l’influence de l’industrie est manifeste dans tous les champs de la création, de la peinture au cinéma – le Ballet mécanique de Fernand Léger – en passant par les arts appliqués à l’heure où commence à s’épanouir le style Art déco.


« Le Paris de la modernité (1905-1925) »
Petit Palais
Avenue Winston Churchill, 75008 Paris
Jusqu’au 14 avril 2024


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