Alexander Neef : « L’Opéra de Paris est un ogre

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Comment fait-il pour avoir l’air si détendu ? Et garder cette lueur espiègle dans le regard, malgré le sérieux de la mise, la discipline évidente, le maintien impeccable, forcément fruit d’une ascèse personnelle (on ne fréquente pas quotidiennement danseurs et danseuses étoiles pour rien) ? Depuis qu’Alexander Neef, 49 ans, formé à la philologie latine à Tübingen, en Allemagne, passé par le festival de Salzbourg, la Canadian Opera Company ou l’Opéra de Santa Fe, a été nommé directeur de l’Opéra de Paris en 2019, l’Allemand le plus célèbre de Paris, quoique discret et peu connu du grand public, a eu en effet à affronter un nombre record de crises au sein de la vénérable institution : le tsunami du Covid-19, qui a mis à genoux le spectacle vivant, le départ surprise de la directrice du ballet Aurélie Dupont, celui tout aussi inattendu du danseur étoile François Alu, qui souhaitait reprendre son « entière liberté professionnelle », l’annulation en avril dernier d’une tournée de l’orchestre de l’Opéra pour cause de problèmes financiers et la démission, le mois suivant, de son directeur musical star, le chef d’orchestre Gustavo Dudamel… N’en jetez plus ! Pourtant, dans la tempête, il est resté l’image même du calme. Visage imperturbable, cheveux soigneusement lissés sur la tempe… Et toujours cette flamme malicieuse dans le regard. Comme si l’homme affrontait tout sans vaciller. Parce qu’il est convaincu de l’importance de sa mission ?

Son parcours

1974 Naissance d’Alexander Neef à Ebersbach an der Fils, en RFA. Il étudie la philologie latine et I’histoire moderne à Tubingen.

2000 Chargé de production du Festival de Salzbourg, où il rencontre Gerard Mortier. Puis rejoint le festival de la Ruhrtriennale.

2004-2008 Directeur de casting à l’Opéra de Paris.

2008-2020 Directeur général de la Canadian Opera Company.

Depuis septembre 2020 Directeur général de l’Opéra de Paris.

Ne lui parlez pas de la réputation élitiste de l’opéra. Pour lui, venu d’un milieu simple, l’opéra est accessible à tout le monde, pourvu qu’on sache en transmettre le désir : un élitisme pour tous, comme disait Antoine Vitez, qu’il révère. Non seulement accessible, mais nécessaire à la démocratie même. « Les Athéniens l’avaient compris, dit-il dans un français rapide, précis, dont les intonations nous rappellent cet autre perfectionniste d’outre-Rhin qu’était Karl Lagerfeld. Il y a des choses qu’on ne peut pas traiter dans un Parlement ou un tribunal, il faut passer par la scène, éloigner ces sujets pour mieux les comprendre. D’une certaine façon, aujourd’hui, on fait la même chose. On permet aux gens de se voir sur scène et de mieux appréhender des aspects de leur condition humaine. » L’opéra comme principe actif dans la vie du spectateur ? Incontestablement, pour celui qui pense que la scène a toujours fait peur aux pouvoirs : « Aujourd’hui, beaucoup de gens font des choix politiques qui vont contre leur propre intérêt parce qu’ils ne comprennent pas la complexité de leur vie. Or comprendre la complexité d’une œuvre d’art vous amène à comprendre la complexité de votre vie. » Alors non, ne lui parlez pas d’élitisme comme principe d’exclusion : « On croit à tort que l’opéra était un art populaire au XIXe siècle, or seuls les gens qui ne travaillaient pas allaient à l’Opéra à l’époque. Aujourd’hui, à Bastille, 2 713 individus vivent cette expérience de manière à la fois individuelle et collective. Quand ils réservent en ligne et laissent leur e-mail, ça nous permet de les connaître un peu et je peux vous le dire : chaque soir, la moitié des spectateurs de l’Opéra – toutes salles confondues – viennent pour la première fois dans nos salles. » 


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Étoile. Hannah O’Neill dans « Giselle ».

Cette « mission de service public » fait sa fierté. « Chacun des millions de foyers fiscaux en France contribue pour 2,80 euros par an à l’Opéra de Paris. Je les remercie et j’aimerais qu’ils viennent assister à ce à quoi ils contribuent ! » Depuis une quinzaine d’années, la subvention ne couvre plus le budget. « L’Opéra de Paris accueille près de la moitié du public des spectacles lyriques et chorégraphiques des maisons d’opéra de France alors qu’il reçoit environ un quart du total des subventions publiques qui leur sont versées. » Montant ? 100 millions d’euros. « Ce qui est énorme mais ne couvre pas les coûts fixes : 240 millions. Il nous faut donc trouver plus de 120 millions par an de recettes de billetterie, de mécénat… » Un travail titanesque qui ne semble pas effrayer celui que son passage à Toronto, au Canada, a formé à la recherche de mécénat. Serait-ce ses études d’histoire qui lui donnent ce calme, un sens du temps long ? « Non, c’est le latin. J’en ai fait quatorze ans. Ça a sérieusement reformaté mon cerveau. Je pense que le latin permet de développer une grande capacité d’analyse pour résoudre un problème. Face à une phrase de dix lignes de Cicéron, il faut en effet trouver le verbe clé et il peut être à n’importe quel endroit… Et, quand vous le trouvez, tout commence à se mettre en place. Quand j’affronte un problème inattendu, ce qui arrive constamment quand on dirige un Opéra, je cherche désormais le verbe clé : c’est un réflexe. » 


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Consécration. Alexander Neef a procédé à la nomination de cinq danseurs étoiles depuis septembre 2020 : Hannah O’Neill, Guillaume Diop (ci-dessus), Paul Marque, Sae Eun Park et Marc Moreau.

« Comme pour un match ». Aucune arrogance quand il parle. Mais une sorte de maîtrise de soi assez rare, et qui semble inaltérable. Alexander Neef, se dit-on, sait où il est et qui il est. D’où il vient, aussi. Son histoire commence en 1974 près de Stuttgart, dans une famille qui n’appartient pas à un monde intellectuel et où la lecture et la musique font pourtant partie du quotidien. « Ma mère était femme au foyer et mon père salarié dans une imprimerie. Il a été apprenti à 14 ans et il a travaillé pendant cinquante ans. Ce qui le passionnait, c’était le travail sur les couleurs. Sa plus grande fierté ? Quand il imprimait un catalogue d’exposition et que le peintre était satisfait de la reproduction des couleurs. »

Dans son « gros village de 2 000 habitants », Alexander Neef reçoit une éducation – publique – d’excellence : « J’avais deux heures d’éducation musicale par semaine, on chantait, on parcourait l’histoire de la musique, la forme de la sonate… L’enseignement musical, artistique et culturel nous a permis en tant qu’enfants de nous approprier notre héritage culturel. Le message était : c’est à toi, ça parle de toi, tu es au même niveau que l’art. C’est grâce à mon école que j’ai appris à aborder le monde de l’art sans jugement ni appréhension, mais au contraire comme la chose la plus naturelle qui soit. J’ai grandi dans un village sans théâtre, mais, quand j’y suis allé pour la première fois, je n’avais pas peur. On m’avait appris que c’était un lieu pour moi. » Passionné de musique classique, il écoute les retransmissions radiophoniques des festivals, « comme pour un match » lorsque c’est en direct : le cœur battant.


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Débridé. « Roméo et Juliette » monté par Thomas Jolly, le metteur en scène de « Starmania », en 2023.

Être Dieu à Toronto. Un homme a une importance capitale dans sa formation : le directeur de théâtre belge Gerard Mortier, qui dirigea l’Opéra de Paris de 2004 à 2009. Passionné par le rôle politique de l’art, il mit l’accent, de manière parfois excessive, sur la mise en scène. Neef commence à ses côtés au Festival de Salzbourg puis le suit dans la Ruhr, où il dirige un festival, et enfin à l’Opéra de Paris en tant que directeur de casting. Son premier grand poste est celui de directeur de l’Opéra de Toronto de 2008 à 2020. Un long mandat qui marque les esprits : Neef fait travailler le grand metteur en scène canadien Robert Lepage, mais aussi le chanteur pop Rufus Wainwright, auquel il commande un opéra. Et Paris, alors, par rapport à Toronto ? La lueur de malice revient. « Quand vous dirigez un établissement culturel privé en Amérique du Nord, vous êtes Dieu. Vous décidez de tout, vous virez qui vous voulez quand vous voulez. À Toronto, je dirigeais une structure beaucoup plus petite mais d’une certaine façon j’avais beaucoup plus de pouvoir. Ici, on vous demande des comptes en interne et en externe beaucoup plus précisément. »

Une clé de compréhension permet de décoder, confie-t-il tout de go, alors qu’on s’attendait à une réponse langue de bois, les fameuses « raisons personnelles » avancées par Gustavo Dudamel quand il a démissionné sans prévenir de son poste parisien en mars dernier. « Il a compris que l’Opéra de Paris est un ogre qui a toujours faim. C’était vraiment trop pour lui. On a senti ce stress qui montait entre janvier et le moment de sa démission. Il avait du mal à verbaliser ça parce que, dès qu’il était dans la fosse, il était heureux. Mais il a compris qu’il ne pouvait pas remplir ses fonctions comme prévu. C’est ça la rencontre avec l’ogre : pas seulement de l’administratif, mais composer avec tout ce qui n’est pas musical, les 175 musiciens d’orchestre dont il faut prendre soin… » 


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Danse avec des stars. Atelier animé par les danseurs de l’Opéra de Paris Takeru Coste et Marion Gautier de Charnacé dans le cadre de l’initiative L’Opéra en Guyane, à Cayenne, le 30 novembre 2022.

Survivre. Mais comment fait-il alors, lui qui a longtemps vécu outre-Atlantique où tout se passe si différemment ? « Moi, je connaissais l’ogre avant, balaie-t-il avec un sourire. Il faut savoir accepter ce qu’on trouve et prendre le temps nécessaire pour faire des changements. Ne pas foncer dans le mur. La temporalité, c’est important. Il y a des gens qui sont dans la maison depuis trente ou quarante ans… Eux, ils savent qu’ils sont là pour durer. Il faut respecter ça, cette mémoire institutionnelle. Et convaincre les gens de s’intéresser au nouveau directeur… même s’il sera parti avant eux. »

Questionné sur Benjamin Millepied, éphémère directeur de la danse et qui avait lui aussi claqué la porte de l’institution « pour raisons personnelles », non sans en dénoncer l’« immobilisme » et « le sens de la hiérarchie quasi militaire », il répond : « Benjamin Millepied a voulu agir vite et la maison a réagi. Dans ces cas-là, vous vous retrouvez seul, tout seul dans votre bureau, et ça continue à fonctionner autour de vous. Vous savez, quand l’orchestre ne s’entend pas avec un chef, le premier violon solo communique directement avec les chanteurs et le chef devient un figurant. Donc, vous devenez un directeur figurant. C’est assez implacable : la maison va survivre, vous non. »

De Noureev à Instagram. La méthode Neef n’a pas suscité de levée de boucliers, alors même qu’il ne mâche pas ses mots sur les pesanteurs récurrentes du système hexagonal : « Cela me désole qu’on ne puisse pas informer les spectateurs plus tôt en cas de grève. Si j’avais à l’Opéra ce qui existe à la RATP, où il faut se déclarer gréviste quarante-huit heures avant le spectacle, on aurait un rapport au public beaucoup plus apaisé. On pourrait dire aux spectateurs, qui viennent souvent de loin, de s’organiser. » Ah, la France… Pour la programmation, il s’en tient encore à Vitez – « le vrai élitisme, c’est l’excellence pour tous » – qui lui donne un cadre. D’abord, chercher dans le répertoire des œuvres patrimoniales négligées. Ainsi a-t-on vu en 2023 Hamlet d’Ambroise Thomas chanté par le baryton Ludovic Tézier et, en clôture de saison, Roméo et Juliette de Gounod dans une mise en scène inventive et joyeuse de Thomas Jolly, le metteur en scène du phénomène Starmania et directeur artistique des cérémonies d’ouverture et de clôture des JO de Paris. Les spectacles très attendus cette saison : à l’automne, Lohengrin mis en scène par le cinéaste russe Kirill Serebrennikov et, au printemps 2024, le peu donné Don Quichotte de Jules Massenet.

Quant au sujet dans l’air du temps, la diversité, Neef s’en tient aussi à un principe simple : « Je ne fais pas de discrimination positive. Le travail sur la diversité en France, c’est un travail sur l’égalité des chances. » Les auditions pour l’orchestre se font à l’aveugle : le fameux paravent, garant de la mise à distance des jugements qui ne seraient pas purement musicaux, est là pour rester. Mais pas question de ne recruter qu’à Paris, car, s’il veut que l’ogre continue à vivre, il lui faut les meilleurs et, pour cela, explorer d’autres gisements de talents. Notamment dans les territoires ultramarins, avec par exemple l’initiative L’Opéra en Guyane, lancée en 2022.

S’adapter aux nouveaux codes. Une fois les danseurs trouvés, encore faut-il les garder. L’exemple de François Alu, parti après un passage dans l’émission Danse avec les stars,pourrait n’être pas un cas isolé. Neef connaît le proverbe français selon lequel l’herbe est toujours plus verte ailleurs. « La jeune génération semble souvent à la recherche d’un travail plus varié, plus épanouissant, mieux rétribué aussi… En anglais, on appelle ça le FOMO [fear of missing out – la peur de rater quelque chose, NDLR]. » La doxa de l’époque ? « Pour des danseurs qui ont connu Noureev, il n’y avait que l’Opéra qui comptait. C’était une mission, une vocation, on ne regardait pas ailleurs. Aujourd’hui, on est très séduit par la multiplicité des médias, et sur Instagram tout le monde a l’air heureux, riche et puissant… » Nombre de ses danseurs et danseuses étoiles, fait-on remarquer, y sont actifs, propulsés par les marques de luxe dont ils sont les égéries. Le patron n’a rien contre s’ils le font à titre personnel. Et sans utiliser leur titre d’étoile. Il sait que l’Opéra doit s’adapter aux nouveaux codes, en organisant cette liberté pourvu que le degré d’adhésion des artistes à la maison soit solide. « Avec l’arrivée de José Martinez [le nouveau directeur de la danse, NDLR],le climat s’est beaucoup apaisé. On reconnaît qu’ils sont des artistes et des individus, on essaie d’avoir un esprit d’ouverture. Pour les musiciens aussi. Il ne faut pas transformer la maison en prison, sinon les gens vont vouloir s’en échapper. » Lui n’y a pas l’air mal. « J’ai la particularité de ne pas être en fin de carrière à l’Opéra de Paris. Alors je ne ressens pas l’enjeu du dernier poste et je reste serein quant à mon avenir. » De cette sérénité que l’on ressent quand on a trouvé le verbe clé ?

Jean-Christophe MARMARA/Figarophoto – Agathe Poupeney /ONP/sp – Julien Benhamou/OnP/SP – Vincent PONTET /OnP/SP – Frédéric Stucin/ONP/sp

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