Il reste une dizaine de jours de répétitions, mais Thomas Jolly sourit, heureux : son grand opéra, il le tient. Il a même réussi à faire accepter une fin qui lui correspond mieux : en mourant, Roméo et Juliette se disent « Je t’aime ». C’est le tout dernier air chanté alors que l’œuvre originale de Charles Gounod se termine par : « Que dieu nous pardonne ! » Pardonne à ces deux héros, si jeunes, de s’être suicidés par passion.
La religion catholique l’interdit mais ici, dans la version de Thomas Jolly, c’est l’amour qui triomphe, chacun sachant que ce drame shakespearien immémorial ne peut s’achever autrement que dans la mort. Le directeur de l’Opéra de Paris, Alexander Neef, est présent, il encourage les musiciens, les chanteurs et leur metteur en scène, qu’il a choisi pour son inventivité. « Cela faisait si longtemps, plus de quarante ans, que l’œuvre n’avait pas été représentée à l’opéra [en 1982, dans une mise en scène de Georges Lavaudant] et la voilà enfin à Bastille, la meilleure scène pour la tragédie qui se noue entre les Capulet et les Montaigu ! »
Le travail préparatoire de « Roméo et Juliette » fut joyeux de bout en bout. Il faut dire que Thomas Jolly, que l’on s’est arraché pour « Starmania » ou les cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques de 2024, est un jeune homme impatient qui déteste s’ennuyer.
Pour cette version du XXIe siècle de l’opéra de Gounod, créé lors de l’Exposition universelle de 1867 – succès alors considérable et immédiat –, il veut de l’ambiance sur le plateau : un immense dispositif tournant qui représente tour à tour le grand escalier de l’opéra Garnier et le balcon de Juliette, des chœurs qui dansent (70 personnes) et une chorégraphe – Josépha Madoki, dite Princess Madoki – qui a remis le waacking au goût du jour, cette gestuelle militante imaginée dans les bars gays du Los Angeles des années 1970.
Une esthétique baroque, pop, gothique
Et voici le premier bal donné par les Capulet en l’honneur de Juliette, qui fête ses 15 ans (le Ier acte), prétexte à une folle gestuelle : des mouvements d’ensemble où bras et mains virevoltent, suivent les notes et le rythme de la partition. Tout le monde s’amuse et Thomas Jolly surveille la troupe, perché sur une table, prêt à mimer chaque geste.
Il a voulu rester fidèle à son esthétique baroque, pop, gothique, déjà clairement identifiable dans ses précédents spectacles à Garnier (« Eliogabalo ») ou au Châtelet (« Fantasio ») : « J’aime le spectaculaire, rappelle-t-il, j’ai toujours suivi une démarche de profusion, de générosité de l’image. »
Rien n’est laissé de côté pour captiver le spectateur, déjà facilement intimidé par la grande musique et l’Opéra : les faisceaux des lasers qui balaient la scène façon concert de rock se mêlent aux ombres et lumières de gigantesques candélabres. Une débauche d’effets visuels qui n’occulte en rien la noirceur shakespearienne : Thomas Jolly n’oublie pas que la Vérone de Shakespeare est victime d’une épidémie de peste. « L’amour naît dans un berceau de maladie, la soif de vivre des deux jeunes amants va être empêchée par la contagion », précise le metteur en scène qui, dès le lever de rideau, a choisi de joncher l’avant-scène de cadavres, mannequins désarticulés jetés dans le décor d’une ruelle sombre. La fête se mêle au danger mortel. Lamés, plumes, têtes d’oiseaux, paillettes : les costumes semblent tout droit sortis d’un défilé de mode excentrique et punk, propre à ressusciter Vivienne Westwood.
Benjamin Bernheim, l’un de nos meilleurs ténors, incarne Roméo
C’est l’histoire fondamentale du désir, de la fraîcheur du premier amour, un hymne à la jeunesse mais dont l’ardeur se brise si tôt. La lumière et le noir ; l’élan et la chute. Rien d’étonnant à ce que la pièce élisabéthaine ait trouvé autant de prolongements en musique, en danse ou au cinéma : Prokofiev – dont la partition va être maintes fois chorégraphiée, dernièrement par Angelin Preljocaj –, Berlioz, Bellini, Bernstein et son « West Side Story » ou même, plus récemment, le film « Titanic ».
« Le rôle de Roméo me fait beaucoup de bien, affirme Benjamin Bernheim, l’un de nos meilleurs ténors, qui a souvent incarné des personnages plus sombres, comme Werther ou Faust. Ma partition va vers le ciel… Dès que Roméo rencontre Juliette, il oublie son tourment et veut tout donner à celle qu’il aime. Dans une sorte d’envie de pureté, il est impétueux, tout est possible pour lui, et d’ailleurs la musique de Gounod passe en majeur après le premier baiser ! »
Et puis, Benjamin Bernheim adore chanter en français : « Ce sont des sonorités nobles et argentées, l’italien est chaud comme l’or, mais à mon sens moins élégant… » Pour cela il a une partenaire parfaite, Elsa Dreisig, Franco-Danoise de 32 ans et spécialiste du chant français. « Le rôle est long et exigeant, explique la soprano, je devais attendre un peu avant de l’interpréter, mais là j’ai la meilleure combinaison pour ma Juliette : l’Opéra de Paris et un ténor qui connaît parfaitement le rôle sur lequel m’appuyer. Sans oublier le metteur en scène, qui est aussi acteur et qui cherche avec nous, crée sur l’instant mais laisse chacun s’exprimer. Il m’aide concrètement à poser mon regard, soit vers le public, soit vers l’intérieur. »
L’opéra est un cadeau pour l’humanité
Pretty Yende
Ayant grandi dans les townships, la chanteuse sud-africaine Pretty Yende, qui chantera en alternance, va elle aussi s’emparer du rôle avec bonheur. Dans « Le barbier de Séville », « Lucia di Lammermoor » ou dans « La Traviata » au côté de Benjamin Bernheim, tous deux bouleversants, le public français l’a tout de suite adorée. « L’opéra est un cadeau pour l’humanité, dit-elle, cet art a quelque chose de divin, il doit être partagé ! » Blessée, Pretty n’a pu venir à Paris qu’au dernier moment. À peine arrivée, elle s’est rendue disponible pour les essayages de costumes.
« C’est ma maison, ici, je n’ai aucune crainte… et ma voix aime le français, cette langue dans laquelle il y a un je-ne-sais-quoi qui me plaît », confie-t-elle. Il faut dire que Pretty Yende a déjà interprété Juliette (au Met) et que l’héroïne lui ressemble : « Je suis positive et j’ai choisi ma vie. Comme Juliette, j’avais un rêve de petite fille : chanter. Mes parents ont cru en moi et je l’ai réalisé. Quand j’ai été invitée à Londres pour le couronnement de Charles III, ils n’en revenaient pas : j’étais devant le roi ! »
Pretty fredonne joyeusement : « J’ai deux amours, mon pays et Paris. » Pretty Yende, elle, vit actuellement entre Milan et Varsovie par goût de l’aventure, dit-elle. Et si elle est de passage à Paris, c’est parce qu’elle aime Juliette : « C’est un personnage volontaire, elle a des pensées contradictoires, un questionnement personnel, pourtant elle ose. C’est elle qui dit à Roméo : marions-nous ! »
« L’air du poison , c’est la clé de voûte du personnage »
Elsa Dreisig
Le rôle convient aussi bien à Elsa Dreisig qu’à Pretty Yende, qui affrontent sur scène quatre duos d’amour et deux morceaux de bravoure, notamment au quatrième acte, « L’air du poison », très exigeant. « C’est la clé de voûte du personnage, explique Elsa, la montée du drame après le faux suicide de Juliette et finalement la mort des deux amants. »
En coulisse, Thomas Jolly tend lui-même avec gourmandise la fiole du terrible breuvage à son interprète. Tout comme il se réjouit de la vaillance des chanteurs qui se lancent dans d’impeccables combats entre clans rivaux. Mercutio et Tybalt s’y retrouvent blessés à mort. Les duels sont parfaitement réglés et Roméo, meurtri, la chemise en sang, condamné à l’exil. Même après bien des répétitions, Benjamin Bernheim se jette sans ciller dans le combat. La poésie, le souffle shakespearien, la richesse musicale, Thomas Jolly peut être fier en plus d’être heureux. Il va pouvoir laisser vivre son spectacle, et se consacrer à l’énorme chantier des JO.
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