”En philosophie, explique-t-il, je m’intéresse à des sujets existentiels liés à des expériences humaines fondamentales, mais qui ne sont pas forcément traités par la tradition philosophique.” Son livre précédent, Apprendre à faire l’amour, se consacrait ainsi à l’érotisme. Et la danse ? “La danse est un universel, un invariant anthropologique, c’est-à-dire qu’il y a des danses dans toutes les cultures humaines connues, affirme Alexandre Lacroix. Pas des danses spontanées, faciles, mais des danses codifiées et complexes, que ce soit au fin fond de l’Amazonie, sur les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée… Partout, en fait, il y a des danses, dans des cérémonies, des rituels…, qui sont sophistiquées, c’est-à-dire qui nécessitent un apprentissage et une transmission avec des ‘maîtres de danse’. Donc, toutes les cultures humaines dansent”.
guillement La danse est un universel, un invariant anthropologique, c’est-à-dire qu’il y a des danses dans toutes les cultures humaines connues.
Et si on regarde la société au travers de la danse, “on s’aperçoit que la danse est un peu partout”, poursuit l’écrivain. Sur TikTok, réseau social qui diffuse de courtes vidéos de danse ou de playback, sur la scène de l’Opéra de Paris, mais aussi “dans la rue, avec le hip-hop, dans les mariages, les fêtes, les night-clubs…” Pourtant, “la danse est peu considérée, peu pensée ; les philosophes s’en détournent”. “Donc, pour moi, c’est un super sujet : tout est à faire”, s’enthousiasme-t-il.

Avec des yeux de profane
Amateur de sports d’endurance, Alexandre Lacroix s’avoue, par contre, piètre danseur – à tout le moins peu enclin à fouler la piste de danse, lui qui n’a jamais vu ses parents ni ses grands-parents danser ensemble. C’est donc avec des yeux de profane qu’il a suivi deux danseurs étoiles de l’Opéra de Paris, Ludmila Pagliero et Stéphane Bullion. Cours de ballet, répétitions, spectacles…, l’écrivain a pu assister à tout ce qui rythme leur quotidien. Pendant de nombreuses heures, il a observé, noté. Et parce que la danse, celle qui fait vibrer, n’est rien sans l’âme de son interprète, il s’est aussi longuement entretenu avec Ludmila et Stéphane, pour gratter le vernis de l’excellence et saisir les fêlures et les épreuves qui ont fait d’eux des artistes d’exception.
À la faveur de ces riches moments passés à l’Opéra de Paris, Alexandre Lacroix a été traversé de multiples questionnements – qu’est-ce qui distingue la danse du sport ? Comment mémoriser les pas ? Pourquoi les êtres humains dansent-ils ?… –, auxquels il a tenté de répondre, nourri de ses échanges et observations et éclairé par des penseurs avertis (Charles Darwin, Paul Valéry, Henri Bergson…), des chorégraphes (Mats Ek, Doris Humphrey, Merce Cunningham….), des chercheurs… “L’idée était de comprendre ce qui se joue dans ce travail obsessionnel sur les mouvements du corps, sans faire de grandes théories ni de recherches spéculatives”, résume-t-il.
Dans un esprit de vulgarisation mais aussi de plaisir d’écriture – et de lecture –, le journaliste et romancier tresse ainsi savamment trois genres rédactionnels : du reportage, qui permet de découvrir, de l’intérieur, une institution de renommée mondiale et un joyau du patrimoine architectural français ; du récit biographique, qui raconte le parcours de Ludmila Pagliero, “une héroïne à l’histoire incroyable, digne de Netflix”, fil rouge du livre ; et de l’essai philosophique.
Entre 300 et 500 mouvements mémorisés en 30 minutes
Calepin à la main, Alexandre Lacroix s’est glissé, à pas feutrés, dans les différents studios du Palais Garnier, où les danseurs prennent leurs cours de ballet et répètent. Sa plus forte impression ? “J’ai été surpris par leur capacité de mémorisation”, se souvient-il. “Au cours du matin, le maître de ballet formule une consigne de danse, c’est-à-dire un enchaînement de 20 à 30 mouvements. Les 50 danseurs se mettent en marche et personne ne se trompe. Jamais”, décrit-il. Même constat pendant les répétitions. “Pour poser un spectacle, ont lieu des répétitions de mémorisation, afin que les danseurs puissent assimiler l’écriture chorégraphique, poursuit-il. Là, j’ai vu des danseurs étoiles capables de mémoriser une séquence d’environ 300 à 500 mouvements en à peine 20 à 30 minutes.”

Comment est-ce possible ? Alexandre Lacroix s’est tourné vers les neurosciences. “Contrairement aux idées reçues, le danseur ne sollicite que très peu les aires de la vision et de l’espace au cours de la mémorisation, expose-t-il. En réalité, il mobilise les aires liées à la proprioception (perception qu’a le cerveau de la position des différentes parties du corps dans l’espace et les unes par rapport aux autres, NdlR), c’est-à-dire qu’il mémorise une succession d’états internes de son corps. Les danseurs ont donc une capacité d’enregistrement des modifications et des nuances les plus infimes de l’état interne de leur corps qui est incroyablement plus développée que chez les autres humains.”
Un mode de vie en dents de scie
De même, si le sportif de haut niveau, qu’on a souvent tendance à comparer au danseur, exerce toujours sa discipline dans un espace (le terrain de basket, la piste d’athlétisme…) et un temps (le chronomètre) donnés, ce n’est pas le cas pour le danseur. Encore une fois, “dans la danse, l’espace compte assez peu, constate Alexandre Lacroix. Un studio de répétition avec ou sans fenêtre, une salle ronde ou pas…, ça ne change rien, dès lors que les danseurs ont l’espace nécessaire. Tout se joue néanmoins dans le temps, mais pas celui du chronomètre : ce qui importe, c’est d’habiter l’instant présent.”
guillement Un sportif peut être obsédé par la victoire et la performance. Mais un danseur qui ferait ça serait complètement insipide et inintéressant.
En revanche, sportif et danseur se rejoignent sur “leur excellence et leur condition physique exceptionnelles”. Mais la comparaison s’arrête ici. “Un sportif peut être obsédé par la victoire et la performance, reprend le romancier. Mais un danseur qui ferait ça serait complètement insipide et inintéressant.” En fait, “là où le danseur se détache du modèle sportif et de la performance, c’est qu’il doit en plus être un artiste”.
Il s’explique : “Un cycliste ou un skieur va pratiquer le même sport toute sa vie. Le danseur, lui, va découvrir, au rythme des chorégraphes avec lesquels il va travailler, des langages chorégraphiques différents. Il va donc redécouvrir son corps à chaque fois. En cela, il doit être polymorphe. Pour ce faire, il doit aussi avoir une vie polymorphe et pluridimensionnelle. Sans verser dans les excès, il ne faut pas tout ignorer de l’ivresse, la détresse, la solitude… En gros, il faut faire entrer un peu de bohème. C’est pour cela que les danseurs ont des modes de vie beaucoup plus en dents de scie, et plus qu’on ne l’imagine.”
Discipline et liberté
Pour Alexandre Lacroix, tout est, en effet, une question d’articulation entre la discipline et la liberté, entre la technique et l’émotion. “Pour transmettre de l’émotion, il faut avoir une forme de liberté par rapport à cette discipline : être capable de poser une intention personnelle dans son mouvement. Il faut, comme je le disais, devenir un interprète, singulier si possible.”

Dans son livre, il plonge ainsi, avec beaucoup de délicatesse et de pudeur, dans “les méandres, les replis intimes de la psychologie de Ludmila et Stéphane”. “On s’aperçoit que chacun a surmonté des épreuves personnelles fortes, existentielles : pour l’une, l’exil, la prise de risque (Ludmila a quitté son pays natal, l’Argentine, à 16 ans, pour devenir danseuse, NdlR) ; pour l’autre, la maladie (Stéphane a eu un cancer à 23 ans, NdlR), relate-t-il. Ils ont la technique, mais les autres danseurs l’ont aussi. S’ils sont Étoiles, c’est parce qu’ils ont cette puissance d’expressivité, liée à leur vécu profond, qui les différencie des autres.”
« Des corps qui exultaient de joie”
Ce n’est pas un secret : atteindre un tel niveau d’excellence requiert une volonté de fer et un mental d’acier. “Quand on parle de danse, on insiste souvent sur les blessures, les souffrances, la sévérité des maîtres de ballet… Ça existe, mais ce que j’ai vu, au fil des mois, ce sont des corps qui exultaient de joie, objecte Alexandre Lacroix. Les danseurs arrivaient au cours du matin super joyeux et terminaient leur journée de travail en étant rayonnants. On peut parler de joie spinoziste – pour Spinoza, on éprouve de la joie quand on ressent une augmentation de sa puissance d’agir.” Et de continuer : “On vit dans une société très compassionnelle et très doloriste. Tout le monde se plaint. Or, à l’Opéra, il m’a semblé voir une activité qui dispense de la joie. Et ça, on ne le dit pas assez. Pourtant, on constate bien que, dans les fêtes, les gens qui dansent ont le sourire après”.
guillement On vit dans une société très compassionnelle et très doloriste. Tout le monde se plaint. Or, à l’Opéra, il m’a semblé voir une activité qui dispense de la joie.
Cette inclination à danser viendrait donc de la joie que cela procure. À ce sentiment, Alexandre Lacroix ajoute la vitalité. “Henri Bergson parle de l’élan vital qui traverse les vivants. Chez les animaux et les végétaux, il s’exprime par l’instinct et l’intuition ; chez l’homme, par l’intelligence, qui est un rapport instrumental au monde, détaille-t-il. Les danseurs se branchent sur cet élan vital, car, pour danser, il faut un instinct un peu plus travaillé, éduqué, que Bergson appelle l’intuition”. Or, enchaîne l’écrivain, “dans nos sociétés, on a tendance à mener des existences un peu abstraites : on travaille assis, parfois un peu avachis, devant des écrans ; on stimule beaucoup nos activités intellectuelles ; etc. Mais quand récupère-t-on son corps ou son élan vital ? Pas souvent. La danse apparaît donc comme un bon remède à cet excès d’intellectualité”.
→ La danse – Philosophie du corps en mouvement, Alexandre Lacroix, 2024, Paris, Allary Éditions, 240 pp., 20,90€.
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